Était-elle Françoise fille ou petite fille d'Athanase Touchard ? Était-il Jean Baptiste ou son frère Julien fils d'Elie Lebreton ? Nul ne pourrait l'affirmer avec certitude.
Ce qui est sur, c'est qu'au début du 18ème siècle, les familles Touchard et Lebreton n'étaient pas destinées à s'unir.
En effet, Jean Baptiste n'est qu'un jeune roturier enrôlé par une milice de chasseurs de marons en mal de renfort. Françoise, elle, est issue de la toute récente bourgeoisie Saint-Pauloise, à laquelle accède la famille Touchard, lorsqu'en 1693 Athanase, son père, devient le président du conseil des anciens de Bourbon, en l'absence de gouverneur officiel.
Et pourtant... Jean Baptiste, qui passe chaque matin devant la cour des Touchard, située au Tour des Roches, échange dès qu'il l’aperçoit, sourires, regards et mots doux avec Françoise, qui le guette fébrilement au fil des jours.
Leurs courtes conversations de circonstance deviennent bientôt de véritables échanges qui agrémentent leur rendez-vous galants. Ils prennent ainsi l'habitude de se retrouver aux pieds de deux jeunes tamariniers, dont les branches, très proches, s'entremêlent. Afin de symboliser leur amour grandissant, ils décident d'unir les deux tamariniers en attachant ensemble une de leurs branches. Cette idylle finit bientôt par se remarquer, ce qui n'est pas du goût d'Elisabeth, la mère de Françoise qui voit d'un très mauvais œil l'union de sa fille avec un simple chasseur de marons.
Jean-Baptiste, lui, depuis la propriété familiale située sur les bords de la Ravine Bernica, se poste régulièrement en bord de falaise et scrute le Tour des Roches en contre-bas, guettant le moment béni où apparaîtra sa dulcinée. Françoise fait de même chaque matin derrière son portail, attendant de le voire passer alors qu'il part travailler. Mais un jour, alors qu'elle attendait en vain que passe l'élu de son cœur, elle apprit très vite la triste nouvelle : Jean Baptiste n'est pas revenu vivant de la dernière expéditions contre les marons. Elle se précipite alors à l’assaut de la pénible pente, vêtue de ses beaux habits bourgeois, afin de rejoindre l'habitation des Lebreton.
La surprise de la famille, en pleine veillée du corps, est immense, alors que Françoise bouleversée, s'approche et dépose un long baiser sur le front du jeune homme à jamais endormi. Puis elle repart et se dirige instinctivement vers le rocher du Bernica, au bord des gorges, là où Jean-Baptiste avait établi son poste de guet.
Dévastée par le chagrin, abandonnée de toute force, elle est soudainement happée par le vide, sous les yeux ébahis de quelques témoins qui l'avaient suivie.
Acte désespéré, suicide ou accident ?
La question est cruciale pour l'époque, car le suicide ne permet aucune bénédiction ou cérémonie religieuse. Touché par cette tragique histoire d'amour, plusieurs témoins viennent ainsi trouver le curé de Saint-Paul afin d'authentifier le malaise qu'a subit Françoise alors qu'elle se tenait au dessus du vide. La bénédiction de son corps sera donc permise et bien que la mère de Françoise s'oppose à ce qu'elle ait lieu aux côtés de Jean-Baptiste le roturier, elle se laisse finalement convaincre par le curé qui lui explique que tout Saint-Paul souhaite cette bénédiction commune qui sera pour longtemps le symbole d'un amour pure ne connaissant aucune frontière.
Le lendemain, il y a foule dans la chapelle de Notre Dames des Anges. Jamais riches, pauvres, noirs et blancs ne se sont retrouvés ensemble dans une même prière. Le prêtre, qui connaissait bien les deux disparus, partage alors l'histoire des tamariniers jumeaux unis par leur branche et symbole de leur éternel amour. Tous sont bouleversés par cette histoire et nombreux sont les habitants qui dans les jours qui suivent, s'y rendent afin de prier pour leur âme.
Le temps passe et permet aux tamariniers jumeaux de croître, devenant ainsi les témoins d'une tradition naissante : les amoureux de Bourbon se succèdent à leur pied afin de se jurer fidélité.
Au milieu du 19ème Antoine Roussin immortalise les Tamariniers Jumeaux sur une de ses lithographies, avant qu'une famille nouvellement propriétaire et ignorant la portée historique de ses arbres, les abattent au profit de cultures plus rentables.
En 2001, l'ARGAT (Association Réunionnaise des Guides et Accompagnateurs Touristiques) avec son président Enis Rockel (écrivain, historien, guide conférencier) avait déjà proposé l'aménagement d'un lieu au Tour des Roches, dédié au retour de cette belle tradition. Le projet n'a pas encore abouti, mais il nous incombe à tous de partager et faire vivre cette histoire pour qu'elle ne disparaisse pas de la mémoire de Saint-Paul, ni de celle des Réunionnais.